Lettre à un programmateur

lundi 14 octobre 2013, par Leonor

Cher ami,
 
Je viens vers toi après ce long silence pour te raconter où j’en suis…te raconter un petit peu de moi, de ma vie, de la nouvelle création "Celle qui Creuse".
 
Tout d’abord, j’espère que tu vas bien, que tu réussis à trouver un petit peu de temps pour toi et les tiens. Moi, j’ai été obligé de m’arrêter début juin puisque mes ligaments croisés du genou gauche se sont cassés, cette rupture pour me rappeler que "trop c’est trop…" et que mon "je" dans le "nous" se pose des questions.
 
Du coup, j’ai eu du temps pour me plonger dans la chair du sujet. Je suis passée par les mains du chirurgien qui a fait une magnifique petite cicatrice avec trois étoiles. Il a coupé un autre ligament en 4 pour me mettre, comme il dit, une petite corde qui tiendra le tout, si je fais attention à mon "tout"…
Puis, comme cadeau de vacances j’ai eu la chance de passer un mois au Centre de Rééducation
de Treboul. Sauf que, depuis quelques années, ce célèbre lieu magique face à la mer, convoité par de grands sportifs a été transféré dans un nouveau bâtiment, sur l’ancien terrain de la gare, là où on mettait (fut un temps) le cirque. Du coup, les jeunes sportifs n’y vont plus. La mer n’est pas si loin mais pas en face, et nous, les pas-sportifs, sommes devenus les fauves qui tournent en rond avec béquilles, fauteuils et cigarettes au bec autour de la cage aux lions.
 
Voila grosso modo, mon été. Je tiens à te dire que cette expérience a été salvatrice, malgré la douleur de ce lieu, la difficulté de se trouver dans un espace aseptisé avec des normes qui infantilisent les personnes, avec des histoires de vies sorties d’un film de Ken Loach ; malgré tout cela j’ai eu un peu de temps pour me re-trouver. Retrouver mes nerfs, mes muscles et ma chair… Retrouver du sens et un peu de force.
 
J’essaie de garder en moi cette lumière et de la rendre aujourd’hui dans mon quotidien. Quotidien qui est déjà bien chargé avec la création qui sortira un peu plus tard, dut à mon "petit problème" (du 10 au 13 décembre à la Maison du Théâtre).Création qui continue sa route même si le début n’a pas été évident, d’abord le changement de comédien ensuite mon opération. Mais je peux te dire que nous sommes plus forts et encore plus convaincus de la force de l’objet, du voyage que nous proposons avec Celle qui Creuse.
Je suis ravie de me retrouver à nouveau sur le plateau, changée, puisque je ne peux pas courir comme une gazelle. Du coup, mon énergie, mon « touché », ma présence se matérialisent autrement. J’ai, en face de moi, mon ami Olivier, ancien compagnon de l’école Lecoq. Nous prenons un plaisir fou à nous retrouver sur le plateau, à découvrir nos corps, avec l’âge de 40 ans et plus de 25 ans, à sentir comme chacun de nous peut porter l’autre. L’Inconnu (lui) est une présence qui accueille une autre présence. La Femme sans Nom (moi) est un fleuve qui se déverse…
 
Avec Martial, nous écrivons le mouvement des corps, des marionnettes (magnifiquement créées par Loïc Nebreda).Nous prenons le temps de laisser naître les images, de ne pas trop forcer le sens, de laisser place au silence.
Notre objectif est d’arriver à créer une tension dramatique qui naîtra de l’univers étrange, mystérieux, dans lequel se déroule l’action : le lieu de la mémoire ? Un trou noir ? Un espace entre la vie et la mort ?
Une femme, sans repaire, sans racine au départ, va petit à petit, morceau à morceau, caillou après caillou, ui, l’Inconnu.
L’importance du corps et la façon de jouer ce texte sont primordials. Nous voulons que le jeu soit habité par cette lutte, ce désir : reconquérir son âme !
 
Bref, tout cela pour te dire que je suis enchantée par cette création. À un moment je me suis demandée si je devais annuler. Je sais aujourd’hui que cette oeuvre clôt un cycle de mon parcours artistique et de ma vie pour ouvrir un nouveau chemin qui m’emmènera je ne sais pas encore où… Je ne suis pas paniquée. J’ai un peu peur, un peu la pression, mais tout juste. Comme si au fond, ce qui m’importe, plus que ce que les autres disent, attendent, espèrent, c’est mon histoire et le pourquoi, la nécessité de dire, de raconter.
Comme disait Lagarce :

"Raconter le Monde, ma part misérable et infime du Monde, la part qui me revient, l’écrire et la mettre en scène, et construire à peine, une fois encore, l’éclair, la dureté, en dire avec lucidité l’évidence. Montrer sur le théâtre la force exacte qui nous saisit parfois, cela, exactement cela, les hommes et les femmes tels qu’ils sont, la beauté et l’horreur de leurs échanges et la mélancolie aussitôt qui les prend lorsque cette beauté et cette horreur se perdent, s’enfuient et cherchent à se détruire elles-mêmes, effrayées de leurs propres démons. Dire aux autres, s’avancer dans la lumière…"

Ce long message, c’est une façon de te dire combien j’ai besoin de vous, ceux et celles qui m’accompagnent dans ma recherche depuis longtemps.
Voila, mon ami, un petit bout de mon présent. Ton appui, ta confiance et ton engagement auprès de nous sont précieux. Je te dis à très bientôt. N’hésite pas à m’appeler si tu as des questions. Je serai en résidence à Rennes à partir du lundi 23 septembre, si par hasard tu passes pas loin… Je t’embrasse bien fort !

Leonor


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2 messages

  • Quelle aventure !!!
    Courage pour la dernière ligne droite, j’ai hâte de découvrir ce spectacle ! en attendant je creuse aussi…et le 10 décembre ça sera mon anniversaire, parfaite date pour la première, merci ^^

    repondre message

    Lucie, Le 3 novembre 2013 à 21:06
  • Bonjour Léonor
    C’est Joëlle , je viens de découvrir ton site, et je suis en train de lire ton journal..

    Beaucoup d’émotions, je t’avais dis de ne pas en faire trop.. on le paye si cher.. et on découvre comme tu le dis,que l’on es comme un enfant à qui l’on dicte ce qu’il doit faire, éprouver.

    Grosses bises a bientot

    repondre message

    Joëlle B., Le 11 janvier 2015 à 15:47