Trace du journal de Bord (Phare de l'île Wrac'h)

dimanche 25 octobre 2015, par Leonor

Septembre 2015


(Le 16 Septembre 2015)

Arrivée hier à 14 h 40 sur l’île. Traversée avec Béatrice, Hélène et son mari.
Deux charrettes pour transporter de quoi vivre pendant mon séjour.
Micha, ma chatte m’accompagne dans ce périple. C’est la première fois qu’elle sort de l’appartement, la première fois qu’elle voit le monde : la mer !

Nous faisons un tour rapide de la maison-phare et je prends possession petit à petit de ce lieu qui sera ma maison.
Je les accompagne jusqu’au bout du chemin, je sais, je sens que mon corps n’est plus le même.
La sensation d’un calme intérieur commence à surgir. Pourtant, je viens d’arriver, je n’ai rien fait de spécial. C’est donc le paysage qui fait pour moi, qui provoque en moi ce calme.

Il est donc question de laisser venir « au petit bonheur la vague à l’âme ». Vague qui peut te submerger dans une certaine nostalgie mais cela ne veut pas dire tristesse. Cela est tout simplement un état de présence et d’écoute rare.
Difficile de le trouver dans le brouhaha de la ville, dans le rythme effréné de notre quotidien.

Hier soir dans mon lit, j’ai lu cette phrase de Pasolini :

« La connaissance est dans la nostalgie ;
Qui ne s’est pas perdu ne possède pas »

J’entends ces mots comme l’appel pour se permettre de ne pas maîtriser. Celui, celle qui est perdu, littéralement perdu dans un lieu (concret/abstrait) a deux options : chercher ou trouver. Trouver serait laisser venir, chercher serait imposer en fonction de ce qu’on croit qui est le bon chemin, le choix de la direction à prendre. Se perdre est donc se laisser surprendre, accueillir, ne pas préméditer, contrôler…

CONTRÔLER ! Nous vivons dans une société de contrôle, de surveillance qui maîtrise nos actes, connaît les détails de notre vie privée, qui contrôle notre pensée et il a un « œil » sur notre intime.

Notre aliénation à ce système est beaucoup plus pernicieuse et alambiquée que l’aliénation à l’époque de l’industrialisation. J’ai l’impression, qu’à ce moment de l’histoire de l’humanité, les chaînes étaient palpables. Et la différence des classes bien définie. Aujourd’hui, tout est flux, liquide, en mouvement… Nous avons l’impression d’être connecté, de connaître notre histoire, les informations affluent de toute part, tout est à portée « de main » : Haïti est à vol d’oiseau, je peux me payer un coach pour m’aider à trouver un corps d’enfer, j’ai un i-phone pour répondre dans l’instant. Nous nous croyons libres !

Pourtant : qui maîtrise qui ? Qui contrôle qui ? Et quel rapport avec la nostalgie ?

Pour moi, dans cette phrase, Pasolini nous invite à nous perdre pour nous connaître. Comme une sorte de mouvement vers le vagabondage.
Et l’état que ce « laisser advenir » provoque : se reconnecter à soi !

Se posséder !

« La plus grand chose du monde, c’est de savoir être à soi. »
Sénèque

Ce « savoir » ne peut advenir qu’avec la possession de soi. Qu’avec l’appropriation de sa personne : chair et esprit !

Quand je suis dans ce lieu, dans mon Wrac’h, loin du monde et à la fois si proche (depuis ma fenêtre je vois les maisons de Landeda), je sais que je suis confrontée à moi, puisque peu sont les interférences extérieures.

Le paysage, cette nature sauvage, sensuelle, brute… m’encercle, m’entoure, m’aide à lâcher des mécaniques propres à ma vie citadine de femme toujours en train de courir : Superwoman des temps modernes !

Je suis obligée de laisser venir, donc d’une certaine façon, je suis dans un état, une dimension où je suis « perdue » (perdue ne veut pas dire : égarée).

Et cet état provoque la sensation intérieure de nostalgie. Une nostalgie douce, pas amère ni en souffrance. Comme si les tripes avaient arrêté leur fourmillement pour s’installer confortablement au creux de mon bassin.

Ce calme intérieur permet d’ouvrir les veines de la mémoire. Les souvenirs foisonnent, l’esprit est en ouverture, les sens sont en écoute.

Tout peut provoquer une résonance à l’intérieur. Toute action extérieure : le clignotement du phare, le plongeon d’un oiseau dans la mer, la traversée d’un petit bateau de pêche, le son de l’eau de pluie qui remplit l’arrosoir, le bruit des lentilles qui cuisent dans la marmite…

Tout est « cailloux » et désinne un ricochet dans la mer-moi que je suis devenue !

Les objets qu’on peut vouloir s’imposer pour être productif, efficace le temps de ce « hors temps » seront vains, puisqu’ils répondront à une attente personnelle, à un cadre que je m’impose, mais ils m’enfermeront dans l’attente de faire ce que je crois « devoir » faire.

Le cadre est nécessaire, mais plus tôt que parler du cadre, parlons de rituels.

Se donner des rituels, des rendez-vous avec soi, les autres, les éléments.
Comme une rencontre amoureuse. Puis laisser venir, attendre la révélation.

DANSER
LIRE PASOLINI
SAUTER SUR LES CAILLOUX
ÉCRIRE MON JOURNAL
FAIRE MES EXERCICES DE CHI QONG TOUS LES MATINS DEVANT LA MER…

Les lentilles sont prêtes. J’ai faim !

(Le 17 septembre/ vers 20 h 45)

Un petit lapin gît, mort, au début du sentier qui mène à la maison.
Son ventre est ouvert, on voit ses viscères. Les bêtes sont venues manger sa chair, ses yeux ont disparu pour laisser place à deux trous où les fourmis trouvent leur bonheur. Il est posé là, par terre, ses pattes jointes, on dirait qu’il dort dans l’attente d’être dévoré.

Je ne veux pas le regarder, mais il est là, au beau milieu de mon chemin. Je ne peux donc ne pas le voir. Il est mort, moi je suis en vie !

Plus loin, il y a un chemin en pierre : « estrada romaine ». Quelqu’un (sûrement un artiste) a posé pierre par pierre tous ces cailloux qui dessinent une ligne en zig zag, comme la trace d’un serpent sur le sable. Il me fait penser au chemin du magicien d’Oz. Je m’amuse à sauter de pierre en pierre, comme, enfant, je m’amusais à sauter sur les carreaux blancs du trottoir.

Les carreaux blancs c’était le ciel, les carreaux rouges, c’était l’enfer !

(Les 18 et 19 septembre)

Micha est à la fenêtre.

Elle a pris l’habitude de sortir dehors. Elle a goutté la liberté de l’air ; les herbes frémissantes, le bleu calme qui nous entoure. Tout pour elle est un nouveau monde à découvrir. Je sais que l’appartement ne correspond pas à sa soif animale. Ça ne correspond pas, non plus, pour moi. On habite dans des espaces carrés, enfermés par des murs recouverts d’une couche de peinture blanche en plastique qui ne permet pas de laisser respirer la pierre. Depuis nos fenêtres, on perçoit la vie étriquée des autres qui est comme un miroir de nos vies. Ça serait bon de vivre autrement, de retourner au contact de la nature. Avec peu ou pas grand chose, juste ce qu’il faut pour vivre. Mais vivre… Nous sommes coincés dans notre confort fictif, dans nos besoins modernes et nous avons perdu le goût du ciel. Ici, les choses sont simples, le temps qui coule dicte par son bon vouloir le flux et le reflux de la marée. En permanence mon regard est tourné, tantôt vers mon intérieur, tantôt vers l’extérieur. Chaque jour est la découverte d’un nouvel horizon… Parfois le ciel semble embrasser de toute son ampleur la mer comme s’il voulait l’absorber en lui, la faire sienne. Et parfois, il n’y a pas un seul nuage, ciel limpide, nu comme un drap propre posé sur le lit. Tout devient net et palpable dans ce lieu. Tout naît à la lumière ; le tissage d’une araignée en train de broder sa toile, la démarche lente mais sûre d’un escargot qui dessine une ligne droite dans l’horizontale du phare de l’île Vierge, le mouvent sensuel et parfois colérique des vagues…

Le temps passe laissant derrière lui le bruit de la vie !

La vie qui s’écoule ; goutte à goutte !
La vie qui nous traverse et nous perce les tympans, les veines, les cellules !

Ici, on réapprend à vivre en douceur, à laisser venir, ouvrir les yeux et rester là, immobile face à tout. Ce tout qui est notre maison, notre enveloppe et que nous oublions tant. Délice sensuel, sensation d’entendre le cœur palpiter dans l’instant !

(Le 21 Septembre 2015)

Enfin, je retourne à mon « antre ». Même ici je cours, je cherche les moyens d’envoyer des mails trop en retard. La vie du dehors m’a rattrapée avec sa litanie de devoirs et d’obligations. Rester connecté…

J’ai fait ce que je devais faire :
– finir l’écriture des dossiers pour obtenir de l’argent (courir derrière l’argent).
– envoyer les mails un par un par pour la proposition de LaTroupEphémère.

Etc etc etc etc etc etc… rester connecté !

Le temps me mange, le temps mange mon temps précieux dans ce lieu.

Je n’y peux rien ; ou bien j’abandonne mon combat ou bien je continue.

Doute… Je bois une bière ; deux pour endormir la culpabilité.

S’abandonner à quoi, à qui ?

Il faudrait déjà pouvoir s’éloigner de la fureur de notre quotidien, pouvoir véritablement s’enfermer et oublier le monde et ses sollicitations.

Je me pose souvent la même question : derrière quoi on court ?
Et pourquoi on court ?

Elle est où, la carotte ? Le lapin d’Alice ? Le rêve perdu dans le chemin ?

Il est où le chemin ?

On attendant, on court, tous, toutes. On fait semblant, on se fabrique un costume de foire, on se croit « imbattable »

(La nuit)

J’arrête ma pulsation d’écriture, je lève les yeux ; la lune est là !
Impassible et en même temps en mouvement. Doucement elle déplace sa figure dans une courbe à travers le ciel encore bleu. Elle nous regarde. Elle doit nous plaindre !

(Le 22 Septembre 2015)

Je veux continuer à être là, dans ce lieu de l’action qui est l’art. L’art de créer, d’inventer, de chercher le paysage qui nous habite. Ce lieu de l’impossible… Mais pour l’atteindre, pour ouvrir cet espace de l’indécis, où effleure ce qui nous constitue, ce qui fait notre humanité, il faut entrer dans le « moule ». Faire du protocole et du protocolaire, connaître et côtoyer l’institution… On répond à quoi ?

C’était plus simple avant ?
Quand l’artiste était dans son atelier, enfermé, debout face à sa cause. Avons-nous perdu notre cause ?
Sommes-nous devenus des Don Quichotte qui se bagarrent contre des Moulins à Vent ?
Comment faire pour revenir au centre ?

Plus d’une semaine dans ce phare et peu ont été les moments où j’étais vraiment concentrée sur ce qui est important. Essentiel.

Trop de mails à répondre. Trop de tâches à exécuter !

Exécuter ! On dirait la mise à mort d’un prisonnier !

Peut-être la question est : comment nous faisons aujourd’hui pour nous donner le temps de la création ?

Le temps pour laisser la lumière et son ombre naître ?

Qui est devenu fou ?

(Le 23 Septembre 2015… vers 12 h 12)

Jour d’errance que celui d’hier !

Jour pour retrouver, enfin, une certaine liberté. Celle de ne pas m’imposer le résultat d’une décision intérieure. Ne pas accomplir une série de tâches mais « être visitée ». Comme une annonciation ; l’ange de lumière n’advient que si on est disposé à l’accueillir. Pour cela il faut, avant tout, être présent à l’instant… Hier, c’était pour moi la première vraie journée de solitude et de vagabondage. J’ai dû me bagarrer contre le désir d’aller de l’autre côté pour recharger mon portable et mon mac. Savoir si j’avais eu des réponses aux mails, savoir si un ami allait me rendre visite…

Devoir me bagarrer puis m’imposer le silence, la lecture, l’oubli.

Je sais que ça fait deux ans que je n’étais plus si « accrochée » à ce besoin. Le simple fait d’avoir un téléphone intelligent, qui me permet d’envoyer des mails de presque partout et d’aller consulter ma page facebook a changé mon rapport au monde. Je suis tombée dans le panneau de la fausse immédiateté, de la fausse réponse. De se croire en ligne et en communication avec tout et tous.

Même si je ne regrette pas cet outil, et d’avoir ma page facebook, je suis bien consciente du danger de ce pouvoir qu’on croit maîtriser alors qu’en fait, il nous maîtrise. Nous tient en « haleine », dans une attitude d’attente.

Cela ne me fait pas peur, ça fait partie de nous, de nos contradictions.
Néanmoins, je vais pouvoir avoir la force de m’écarter du monde sans avoir l’impression que je rate la course de l’histoire. Savoir s’isoler, fermer les fenêtres pour qu’une autre lumière puisse entrer, se faire jour !

Si on réussit, de temps en temps, à faire silence, à trouver l’endroit à côte du bruit de nos jours, si on réussit l’exploit de la solitude, une autre dimension du temps et de l’espace apparaît.

Comme si le jour se dilatait, comme si on pouvait à nouveau ressentir la lenteur d’une seconde qui passe, qui s’étire, qui expire… Ressentir la même sensation de lenteur qu’on éprouvait étant enfant, comme si les jours étaient infiniment longs et les années, une éternité !

L’errance, le vagabondage, se retrouver seul et se perdre…
Les sens s’ouvrent, on ré-entend l’écho du ciel. Tout s’agrandit, tout est superlatif et aggravation du monde et de son « exister ».

J’ai du mal à me permettre la perte et l’oubli. À me laisser divaguer, libre et sans contrainte. À me permettre de recevoir et ne pas produire… Mais, hier, j’ai ressenti en moi cette douceur du « laisser passer… du laisser vivre ». Et les mots ont surgi autrement, comme amplifiés, comme une source qui jaillit.

Sans avoir besoin de pousser, de forcer, d’imposer sa course…


« Dans les méandres de l’être
La volonté cherche à imposer son élan
Mais autour ; la nature demande le calme et l’écoute…
C’est ainsi que le moi profond
Peut apparaître à la lumière
Dans l’abdication du vouloir
Dans le lâché prise
Et le dénuement ! »

(Le 24 Septembre 2015)

Mer calme !

J’enlève mes grosses chaussettes et mes bottes à fleurs. Je pose mes pieds sur l’herbe ; en face de moi, le paysage et sa beauté infinie. Accueillant, sensuel… Tout est doux ce matin.

Quelques visiteurs viennent et se promènent sur l’île. Ils sont curieux !
Certains semblent circonspects quand je leur dis que je suis en résidence d’écriture : « Ici, on accueille des artistes ».

Comme s’ils avaient du mal à comprendre « l’être au travail de l’artiste ».
Pour eux, ici ce n’est pas un lieu de travail.

Ça m’agace qu’ils ne comprennent pas : je pense qu’ils croient que je ne suis pas « en train de travailler ».

Je sais que c’est une réaction puérile, qu’il suffit d’aller vers eux, et petit à petit leur expliquer notre démarche, notre labeur.

Si je réagis si fortement, c’est tout simplement parce qu’au fond je dois me sentir en faute (ah ! la faute). La légitimité de l’acte artistique est toujours remise en cause, sa valeur sociale, le regard des autres, ce n’est pas encore acquis, accepté comme une action aussi nécessaire que le pain du boulanger.

L’artiste et sa fabrique reste un monde étrange, pas compris par beaucoup de gens. Sommes-nous différents ?
En quoi ce que je fais n’est pas si nécessaire et si important que le geste du maçon dans la construction d’une maison ?

Pour changer cette vision de ce qu’est l’art, l’acte de création, il faut lui donner encore plus d’accessibilité. Inclure l’apprentissage de l’art dans les écoles, dans les hôpitaux, dans les rues, dans les maisons de retraite… l’art dans tous les endroits, dans tous les lieux de vie ! Et pour tous les gens !

L’art ne sert en apparence à rien, mais l’art permet l’expression de soi… (autrement).
Dans un autre langage et une autre dimension. Comme si à travers l’art on pouvait montrer ce qui est caché, enseveli dans les profondeurs de notre intérieur. Ce qui revient à dire que l’art est la fenêtre pour que notre sensible puisse déployer ses ombres et ses lumières !

L’art permet la traduction de l’indicible, peut-être de cet au-delà là que nous portons en nous. Qui nous habite, nous fait être différents des autres espèces.

Nous rend notre part d’humanité ?

Possibles réponses, esquisses d’une réflexion, d’une perception intime.
Quoi qu’il en soit : ça reste un mystère !

La nécessité du mystère…

Leonor Canales (trace du voyage)


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