14 bouches de femmes…

jeudi 14 juin 2012, par Leonor

C’est le texte que j’ai écrit suite à un atelier théâtre autour de la question : est-ce qu’il existe une identité féminine ? Si oui, c’est quoi qui me définit moi en tant que femme ?.
Cet atelier organisé par le Citron Jaune (Centre National des arts de la rue), je l’ai mené assisté par Emmanuelle Putman à Port Louis, avec un groupe de femmes venant d’ origines, parcours et problématiques très divers.
Nous avons vécu une expérience marquante pour nous toutes. Chacune est sortie grandie. Les femmes souhaitaient me faire venir pour aller encore plus loin dans ce travail périlleux mais passionnant de la quête de soi.
Se nommer afin d’exister…
Moi, j’étais fière d’elles comme à chaque expérience de transmission où je vois que l’autre se dévoile, où je vois qu’il/elle ouvre son regard, que son visage se transforme, qu’il/elle commence à soulever la tête.
Je peux entendre les bruissements de ses os, les plaques émotionnelles de son intérieur se frottent entre elles comme pour chercher à échapper à des années d’enfermement.
Les corps "grouillent" "fourmillent" se réveillent… tu deviens comme le prince charmant qui pose le baiser sur les lèvres de Blanche Neige, pourtant tu n’es que le souffle d’un vent qui vient d’ailleurs qui s’arrête un instant pour repartir…
Merci à elles pour ce qu’elles ont su me donner !


14 bouches de femmes…

Port Saint Louis se trouve au bout, comme au bout se trouve Brest.
Brest Port Saint Louis un voyage en diagonale pour aller rencontrer 14 femmes venues du nord, du sud, de l’est et de l’ouest. 14 paysages métissés à la couleur de l’Algérie, de la Grèce, du Vars, de l’Inde, de la Pologne…14 paysages à l’odeur d’un taxi : « Taxi Laure » 25 ans de métier.
14 paysages comme 14 promesses d’amour !

L’amour d’une jeune femme ingénieur en statistiques. Est-ce qu’elle avait vu sur ses tableaux à équation qu’un jour elle quitterait tout : pays, mère, langue et couscous pour se marier à un jeune français et venir s’installer ici ?

L’amour d’une mère pour sa fille, sa seule fille, son bijou. Parce qu’elle l’a choisi ce bijou : un seul. J’aurai un seul enfant ! Le mari s’éteint la fille part et elle se trouve seule avec le souvenir de son bijou. Curieux : elle dit qu’elle a des boîtes toutes pleines de bijoux.

L’amour de la femme a la chevelure d’un cheval, la grecque, la femme du monde. Je suis femme au foyer. Je suis fière d’être femme au foyer mais quand les gens me demandent ce que je fais dans la vie et que je leur réponds ils me disent : "Ah ! tu ne travailles pas ?"

Et le petit bébé est dans sa couveuse…La jeune femme apporte une paire de chaussons en laine blanche. Elle le touche avec délicatesse, elle n’a que 19 ans, presque une enfant et déjà une mère. Elle est douce, timide, toute frêle. On la sent encore dans les vapeurs d’une chambre froide d’hôpital. On la sent accrochée à son cordon ombilical, à cette petite fille de 7 mois née le 13 janvier : Savana, qu’elle l’appelle.

Sandra, 37 ans. Mariée, deux enfants de 10 et 12 ans. Préparatrice en pharmacie. Je la vois tout de suite. J’aime les femmes qui n’ont pas peur de sourire, j’aime les femmes qui sourient aux femmes comme si c’était une rencontre amoureuse. J’aime les femmes qui n’ont pas peur d’être femme.

Et alors, qu’est-ce que c’est qu’être femme ?

Et le courage, qu’est-ce que c’est le courage ?

Et le soir, tu attends quoi le soir ?

Trois questions, il fallait écrire trois questions. Trois questions qu’on vole à soi, au plus secret de soi, qu’on voudrait qu’on nous pause, qu’on nous pousse à donner une réponse, trois questions tel trois îlots au milieu de la Camargue. Questions après questions, les femmes répondent dans le silence. Je le sais, je le sens. Chaque question touche, cible, percute, déclenche un marasme, une larme, un souvenir, une réflexion. Nous devenons en quelques instants des exploratrices de nous mêmes, nous entrons dans le méandre de nos histoires et arpentons avec nos griffes les différentes couches de notre identité, de ce qui nous constitue, de ce que nous croyons être faites : nos idéaux, nos valeurs, nos vérités.

Nous sommes un oignon en bataille !

La femme :

Je décrète que c’est moi le roi mais je ne resterai pas longtemps parce que c’est un peu inconfortable !
Si tu veux je peux te faire le lotus comme ça…
Tu te situes où ?
L’Allée des Pins.
Ce matin je me suis pris la tête avec ma mère.
Ça fait deux jours que je dois gérer ma maison toute seule et là je craque, je craque !
Là, je ne sais pas où tu vas me mener mais ça me plaît, oui, ça me plaît…
Vous avez fait de beaux rêves ?
Moi, à chaque fois que je rêve, ma fille me réveille…
Qui prend soin de nous ?

(Silence)

Mon fils, mon mari et ma mère…

Ma mère je l’ai là, ici, toujours avec moi. Ça fait 15 ans qu’elle est morte et la seule chose que j’ai demandé c’était la bague de fiançailles. Depuis je la porte avec moi, elle est toujours avec moi, ma mère !

Je m’appelle Rachida. La première fois que j’ai vu un garçon j’ai voulu le frapper et la première fois que j’ai embrassé un garçon j’ai voulu vomir.
Mon portable c’est mon copain à moi !

Ah, quand j’étais petite…quand j’étais petite je voulais couver un œuf. Tous les jours je volais un œuf du frigidaire de ma mère et je le mettais dans un petit sac en coton et tous les jours je faisais une omelette.

L’œuf en Inde est le symbole du masculin…

(Silence)

J’écris tout le temps avec le téléphone.

Je ne sais pas écrire mais parle l’arabe, le français et le berbère.

Je n’arrive pas à me faire des amis.

Je me suis forgée toute seule.

J’ai toujours froid aux pieds.

Je fais la prière.

Je peux vivre sans les hommes mais pas sans les animaux.

Je mets le masculin dans le féminin.

Je suis toujours en retard.

J’achète, j’achète, j’achète…

J’adhère totalement…

Je suis la doyenne !

J’ai l’impression d’avoir 18 ans pourtant j’ai 50 ans !

Je me suis toujours posé la même question : pourquoi ?

J’ai toujours peur de puer…

Je suis toujours attachée à quelque chose…

Je suis ça !

Je m’appelle Rachida.

« Où que tu sois dans le monde ouvre ta bouche, ouvre ta bouche, ouvre ta bouche »

14 bouches ouvertes à flots de mots
14 dévalent la pente
14 femmes qui parlent
14 impacts de balles
14 en plein cœur
14 désirs
14…

Mon père. Mon père je le suivais partout, il était scaphandrier, il a fait tous les ports de France. Je l’attendais tout le temps, je le suivais partout, il était à moi mon père, il m’appartenait. Le jour où il est retourné à la maison, je ne l’ai plus aimé. Il a pris sa place, sa chaise, il a pris ma mère. Mon père, qui a pleuré le jour de mon mariage. La seule fois que je l’ai vu pleurer mon père. Mon père si froid. Mon père décédé à 50 ans, il me faisait le glomérule, le gorille de la bande dessinée, j’étais toute jeune. Mon père…

Je n’ai pas connu ma mère. Elle est morte quand j’avais 2 ans, c’est ma grand-mère qui m’a élevée.

Moi, j’allais avec mon père à la chasse dans les bois. Il me parlait des animaux.
Le mien il peignait dans sa grotte mais il ne voulait pas que je sois artiste, il disait que ce n’était pas sérieux. A 45 ans je suis allée à la fac, je suis devenue prof d’arts plastiques.

Pourquoi ? Je me pause toujours la même question, pourquoi ?

Pourquoi je suis venue en France ? Par amour.

Par amour ces femmes ont quitté leur « bled », par amour ces femmes se donnent jour et nuit à leurs enfants, à leur mari, à leur mère malade, et elles avalent leurs larmes pour ne pas noyer le monde. Pourtant, un petit objet de rien du tout, un ange déchu, un vieil appareil photo acheté à 20 ans quand tout était possible déclenche un marasme, un tsunami et en un instant la salle du Secours Populaire devient la mer Méditerranée, et toutes les femmes pleurent ce qu’elles ont tu et ça coule, et ça déborde et ça fait peur parce qu’il y a tant à dire.

Si je pouvais dire, je dirais : aujourd’hui j’ai envie de redevenir moi !

Open your eyes, je ne veux rien rater, The flower the flower, Open your eyes ,Toi plus moi, Ne me juge pas, Une île, Plus rien sans toi, Open your eyes

Accroche à ton cœur un morceau de chiffon rouge, une fleur couleur de sang !
Si tu veux que ça bouge, que ça change, lève-toi car il est temps !

Devant le train elle se mit, ma mère
Devant le train elle est toute seule, ma mère
Devant le train…

C’était l’époque des grèves. C’était une autre époque. Des grecs, des italiens, des algériens, des familles entières venues du nord de la France, de la Lorraine et d’ailleurs à Port Saint Louis pour trouver l’Eldorado. Des dockers, des gens qui habitaient dans des caravanes, des gens qui attendent que leur vie change. En 68 il y a eu les pieds noirs, et en 60 la grande vague de l’immigration. En 69, la population a triplé. Ils ont commencé à construire des HLM, parce qu’il fallait bien le mettre quelque part tout ce monde.

Moi, j’ai attendu 9 mois avant d’avoir mon T4 !

Et je me demande : qu’est-ce qu’elles attendent d’autre ces femmes ?

Des anges… des caresses… du temps…des mots d’amour… une tasse de café…le paradis !

Moi, je vais arrêter de revenir ! Rester ailleurs…en Arménie, pourquoi pas ? Mais ailleurs, ne pas revenir, revenir, revenir…

J’ai pris mon corps avec mon ventre, mes babouches et mon appareil photo et je suis partie. C’était la première fois que je laissais mes enfants. La table était mise et mon mari comme d’habitude dans les toilettes. Je lui ai laissé un petit mot : le repas est prêt ! Taxi Laure est venue me chercher en bas de mon immeuble et j’ai pris le bateau à la grande bouche, mes cheveux étaient détachés et le vent soufflait fort dans mes oreilles comme quand j’étais petite et que papa me portait sur son épaule, et qu’on allait voir le coucher du soleil sur Beyrouth. Le téléphone portable a sonné, c’était Rachida elle m’a dit « tu sais, aujourd’hui je suis devenue femme et je lui ai dit à ma mère, je lui ai dit à ma mère… ».
La mer était calme, moi aussi !


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