Résidence à Roubaix chez mes "Ogres"

jeudi 1er septembre 2011, par Leonor

Lundi 7 juin 2011

Arrivée à Roubaix, la ville aux sirènes échouées et aux cheminées délabrées, le lundi à 19h30, après toute une journée au train depuis mon bout du monde. J’aime le temps qui s’étend et s’étire dans le train, il me permet d’écrire, de lire, de dormir, de regarder les uns et les autres, embourbés dans leurs valises, dans leurs regards chétif et fugitifs. Des gens qui vont quelque part, des gens enfermés en eux, yeux figés sur leurs ordinateurs, sur leurs pensées… Je regrette quand même le temps où le train était un lieu de rencontre, de bavardage, de nourriture, où ça sentait l’humain, la sueur et la lenteur. C’est ainsi, ça va vite , et on voudrait que ça aille encore plus vite. Moi, je n’aime que les voyages longs, ça m’oblige à m’arrêter.
J’arrive à leur maison en briques, une ancienne maison de maitres. D & D font partie de ce qu’on appelle en France : « l’ascenseur social »…Daniel dit que ça n’existe plus ou presque plus. Que tout le monde fait la bataille : on reste là où on est né. Donc, si tu es né dans le trou , tu restes dans ton trou !

C’est 20h30, j’écoute Philippe Glas que D met en boucle depuis cet après-midi. Dehors il pleut , une pluie fine comme un voile de mariée, en face de moi je vois la cour et le jardin avec toutes ses couleurs : du rouge, du jaune de courgette, du rose de la rose qui s’agrippe à une tige en bambou. Derrière le figuier qui n’arrête pas de grandir, la cheminée d’une ancienne usine, il ne reste que la cheminée…

Mes gratte- ciels à moi sont les cheminées de Roubaix, ses rues avec ses bâtiments en briques rouges, ses cours murées où les derniers portugais ont été déménagés dans des appartements carrés sans âme. Je me sens bien dans cette ville sans fin, pourtant tout sent la fin ici. Les femmes voilées, sans yeux et sans corps, les usines désaffectées où les mites mangent leurs derniers échantillons des tissus venant des pays lointains…

Je mange les mots de mes ogres, je me laisse manger par eux et je prends !

On peut tout donner ? D la femme de D dit que non, que rien ne se donne que c’est l’autre qui prend sans qu’on s’en rende compte. Que du moment qu’on croit donner on se met dans une situation de pouvoir, de "faire l’autre". La liberté commencerait par là ? "C’est dans la rencontre hasardeuse de deux êtres qui vivent dans des mondes différents que tout d’un coup il se passe quelque chose où chacun s’étonne de soi". Le tonnerre : s’étonne de soi grâce à l’autre. J’aime cela, cette image…

Et le désir, c’est quoi le désir ? Le vide, un vide dont tu ne connais pas encore l’objet. Mais une fois que tu le trouves un autre vide s’installe. Le désir est nourri de la nuit, des rêves, des possibles…

Nous parlons aussi de s’avancer dans la lumière : marcher. Kant appelle cela : le pas de l’enfant !. Prends le risque de marcher, s’avancer, chuter…

Je vais et viens entre la cuisine et le salon, j’écris, je me plonge en moi, dans mes souvenirs. Je chante en anglais (mon anglais à moi) la chanson de Grease que j’avais dansée à 6 ans, la première fois que je suis montée sur un plateau. La nuit d’avant, mon frère m’avait prise sur ses épaules et m’avait laissée tomber sur la patte de la table dans le patio. Une brèche s’est ouverte sur le front et des flots de sang ont coulé pendant que mon père s’affolait autour de moi en criant…Le lendemain je dansais avec une cicatrice sur le front ! J’étais magnifique…

Je suis habitée par mes souvenirs et je me laisse envahir, je ne juge pas, je laisse venir. On fera le tri, on trouvera plus tard la forme, le personnage. Peut-être elle pourrait s’appeler Cindy comme Olivia dans Grease. On verra bien !

En tout cas, Roubaix c’est ma claque à moi et mon dépaysement. Des fois, on n’a pas besoin d’aller loin pour être ailleurs. C’est ça qui est beau aussi !

Il est 22h, D me dit :

Il faut aller tous les jours à l’écriture, il faut se préparer, se mettre en situation même si rien n’arrive. Comme aller à la pêche. Se trouver un dispositif, un cadre… toujours la même table devant la même fenêtre. S’obliger à…

Moi je l’écoute et une image surgit en moi : une chambre vide (la chambre de ma maison de village qui était promise à ma sœur-muette et qui toujours est restée vide). Peut-être l’image, le souvenir de cette chambre peut-être mon cadre à moi. Mon cadre imaginaire. Comme je bouge pas mal et que je n’ai pas encore « mon coin à moi » pour me mettre précisément dans cet état nécessaire pour écrire, je peux inventer en moi un lieu pour accueillir les autres (les fantômes, les voix du souvenir, les rêves…) et pourquoi pas cette chambre-là. Je décide que tous les jours à un moment précis de la journée j’irai visiter ce lieu et j’attendrai.

Ces derniers mots me font penser au livre « Une chambre à soi » de Virginia Wolf.

Daniel Lemahieu : Il n’y as pas qu’un truc pour arriver là… Par exemple, Aragon son truc à lui c’était de faire des vers tous les jours. Mais, tous les jours il s’alignait des vers. D’autres c’est le côte carnet, et chaque page il y a une forme différente. Je ne sais pas moi, tu tiens ton carnet, c’est ça qui est important : tenir son carnet. Des fois il y aura des pages blanches. Francis Ponge, au lieu de faire une figue avec la pâte à modeler la fait avec la parole. Voilà, tu comprends ça ? Par exemple, j’y vais dans tous les coins mais… en ce moment je cherche mon coin. Quand je me déplaçais, avant, j’allais toujours avec ma table rouge, cette table était ma table d’écriture. Je mettais ma table rouge, devant une fenêtre .Mais je m’en fous de la fenêtre , ce n’est pas la fenêtre que je regarde ; je mets mes livres, mes références, même s’ils ne me servent à rien. Et donc c’est un machin comme ça qu’il faut que tu te trouves : l’endroit ! Becket il pouvait rester en silence une deux heures et ça bruissait dans sa tête… Les deux moments importants dans l’écriture sont la mise en route et la mise à la poubelle (il disait)

D : L’écriture consiste aussi à savoir abandonner…
L : Donc à faire des choix.

C’est comme un fil à tisser, comme une araignée. Apparemment il y a des araignées dans l’Amazone qui peuvent traverser le fleuve avec leur fil et on ne sait pas comment elles font !

La difficulté est de s’obliger à aller au travail et on a toujours des bonnes excuses pour y manquer !

Etre tous les jours au rendez-vous, même si rien arrive…

Mardi 8 juin 2011

« Pour se sortir du chaos il faut se plonger dedans » Delosse

Le matin avec Danielle, nous parlons du livre de Francis Ponge « Comment une figue de paroles et pour quoi ? ».

Pour elle ce livre est essentiel puisqu’il permet à l’autre, une fois lu, de regarder autrement. Il oblige le lecteur à déplacer son point de vue.

"La poésie est l’art d’assembler les mots de façon à mordre dans les notions et de s’en nourrir. L’art de traiter et d’assembler les paroles de façon à permettre à l’esprit de mordre dans les choses et de s’en nourrir. Il ne s’agit pas tant d’une connaissance que d’une assimilation.
D’une assimilation à leur mystère. Que l’un se révèle à l’autre dans l’acte de vie. "

Francis Ponge

Je me pose la question du comment être toujours en quête du procédé, du dispositif qui va pouvoir nous aider à ne pas croire que c’est acquis. Comment déplacer notre regard ?

J’aime dire que je suis artiste et je me déplace d’espace pour regarder d’un autre point de vue. Je réponds cela quand il y a des gens qui veulent que je sois sur le plateau, ou que je ne fasse que des trucs espagnols, ou bien qui se posent la question du pourquoi je vais écrire, ou du pourquoi je vais être metteur en scène. En fait, dans notre monde, il faut avoir une place, et pour l’avoir c’est déjà tout une bataille, et une fois que tu l’as , il ne faut pas bouger, parce que tout d’abord c’est ta place et ta place n’est pas ailleurs, et puis tu n’as pas été formé pour… Et je suis convaincue que c’est encore plus difficile pour les femmes et pour les étrangers.

C’est curieux mais moi, du fait peut-être de mon déracinement je n’ai pas encore trouvé ma place, je la cherche mais je trouve dans cet équilibre instable quelque chose de très enrichissant. Une sorte de fragilité qui me rapelle constamment deux choses :

Rien n’est acquis (donc stable) tout bouge.

Il faut inventer comment provoquer le contact/le regard avec l’autre.

La phrase que je retiens de la bouche de Danielle ce matin :

« Les peintres ils se reculent pour voir… »

Nous partons le midi rue de L’Alma (rue de l’âme). C’est là qu’il y a le magasin à ne pas rater de Roubaix : la caverne d’Ali Baba version portugo-hispano-italiano. Tout est là : du chorizo de canti palo à las tortas de aceite, du parmigiano au vin Montilla Moriles (mon village)… Ca sent le cochon, je me crois chez-moi ! Une dame d’une soixantaine d’années parle avec la caissière…en portugais ! Pourquoi suis-je contente tout à coup ? Pourquoi est-ce que je cours dans tous les sens ? Et voici les anchois !… au panier ! Et les olives !… au panier ! Je les trouve au supermarché (je m’en fous). Ici c’est du vrai (ça vient de là-bas) . Et voici le vin de ma terre, de mon village… deux bouteilles ! Non 3 ! Et le vin doux ! ah oui le vin doux !…ah non, ça va faire trop : tu as déjà pris 4 chorizos , 3 morcillas , du jambon, du fromage , des gâteaux …Eh oui, c’est vrai ! mais je ne peux pas m’en empêcher : la bouffe c’est la mère… Ca vous fait 65 euros !… D’ailleurs elle dit toujours :
« L’argent pour la nourriture, tu le manges ; l’autre, tu le jettes par la fenêtre ! Je pars, le sourire aux lèvres, avec mes deux boites en carton ! Je crois que je veux vivre à Roubaix…

Et nous arrivons à la Poste :

Ça aussi c’est un tableau ! Je ne peux pas m’empêcher de voir la misère, la vraie, et ici elle est pour tout le monde : les blancs, les noirs, et les arabes. Deux jeunes filles, sûrement deux sœurs, sont au guichet. La plus petite porte un voile gris qui lui tombe jusqu’aux pieds, ses pieds nus dans ses sandales avec des petites pierres qui brillent. Son voile gris qui cache ses formes de jeune fille, voile et dévoile et toute sa nudité se fait voir dans ses pieds nus. Sa sœur elle, plus grande, est habillée comme une fille « normale » ? je ne sais plus quelle est la normalité… la normalité à Roubaix pour une fille arabe au pas arabe, la normalité est plutôt le voile. Le voile comme un youpalala, une lisière…

Lisière :Ce qui forme le bord d’une étoffe dans le sens de la longueur, ou, ce qui est la même chose, dans le sens de la chaîne ; ce bord est plus serré que le reste de l’étoffe

Cordons attachés à la robe d’un enfant pour le soutenir quand il marche ; ainsi dits parce qu’ils sont souvent faits avec de la lisière de drap.
“Émile n’aura ni bourrelet ni lisières”. [Rousseau, Émile, ou De l’éducation]
Cordon attaché à la robe d’un enfant pour le soutenir quand il marche. Ainsi dit, ces cordons sont faits avec la lisière des draps, la partie par laquelle le fil fait son tour.

Fig. Ce qui sert à guider, à soutenir, comme une lisière guide, soutient.

Fig. Il sera toujours à la lisière, c’est un homme qu’on mène à la lisière, par la lisière, se dit d’un homme qui se laisse gouverner.

Le soir je me couche avec une sensation de peur… Est-ce que c’est lié au magasin et à la nostalgie dans laquelle il me plonge ?

Est-ce que c’est tout simplement la conscience de ce qui n’a pas encore été trouvé ? Je n’ai pas trouvé la cible de mon désir !

La matière, les histoires de mes proches, les images… tout cela j’ai. Comme le magasin rue de l’Alma, tout est plein en moi. Mais, pour faire du théâtre il faut, c’est conseillé, trouver le cadre, le point de départ. Poser le problème, la question qui vas être le cœur de la trame (l’enjeu).

Mais, peut-être que ce que j’ai à dire je dois le dire dans un autre territoire qui est à la lisière du théâtre, des arts plastiques, de l’installation sonore etc. Peut-être que je suis obligée d’inventer mon cadre ?

En tout cas, je suis perdue, c’est un fait !

Comme elle dit Danielle il faut entrer dans le CHAOS. Donc, je vais reculer comme mon amie le peintre pour mieux sauter après !

Mercredi 29 juin 2011

Je suis dans le train, direction Marseille, pour rencontrer François Cervantes, metteur en scène de la cie Entreprise. Je relis ces pages écrites à Roubaix et laissées dans un coin de mon ordinateur.

Je n’arrive pas à faire face à la vitesse, à tout ce qu’on doit faire et tout ce qu’on dit qu’on voudrait faire…

Non, je n’ai pas écrit tous les jours.

Non, je n’ai pas trouvé la situation.

Non, je n’ai pas encore publie cet article dans le site (d’ailleurs j’ai toujours besoin de quelqu’un parce que je n’arrive pas encore à savoir comment faire)

Non, Non, Non… tous ces non qui nous martèlent le cerveau. Qui nous rappellent nos petits échecs, qui nous rendent coupables.

Et oui, je n’ai pas pu, pas fait, pas écrit, pas réagi, pas trouvé, pas vu, pas, pas, pas papa ! Pas acheté mon billet pour l’Espagne (putain je ne vais pas trouver !) Pas fait le ménage avant de prendre le train . Pas rangé mes papiers qui sont cachés au- dessous de mon bureau depuis un mois. Pas envoyé l’amende de 11 euros à la Préfecture de Brest. Pas. Et alors tu fais-quoi ? Peu. Ce que je peux !

Apprendre à s’ alléger, à lâcher prise, à faire tomber le point ?

Ne serait-ce pas peut-être cela même la « chose » cacher dans cette création/sensation qui m’habite ?


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