Leonor :
"J’écris la trace de ces deux jours depuis Brest (dans ma cuisine… le soleil baigne la ville depuis lundi, les cœurs sont ouverts comme des tournesols). Cela fait maintenant 4 jours que notre première résidence a pris fin. Le retour à la réalité de la compagnie, de la vie, de mon quotidien n’a pas été évident. Sortir de la boite noire pour se plonger dans le rythme de tout ce qu’on doit faire est un exercice toujours périlleux. On aimerait rester blotti dans le noir, au centre de ce qui est essentiel : la recherche, l’imaginaire. Pourtant, porter une compagnie c’est aussi être dans le suivi de tout ce qui est « annexe » à la création : l’écriture des dossiers, la prise des rendez-vous, le suivi de la communication… la réflexion sur la stratégie à défendre. Le pourquoi, le comment ?
L’artiste est-il devenu un stratège de son art ?
Comment faire pour ne pas perdre de vue l’ancrage, ce qui est vraiment important, notre nécessité de dire, de transposer une inquiétude ?
En tout cas, je suis heureuse de ce premier temps de travail. Avec Gaétan nous avons pu "nous apprivoiser" tel le petit prince et le renard.
Qui est le prince dans cette histoire, qui est le renard ?
Je lis une phrase de Perros et ses mots me ramènent à Celle qui Creuse :
"La parole, le jeu sur les mots (le je sur les maux) est une façon, non pas de transcender un désespoir à priori insondable, mais de le contrer, de ne pas s’abîmer en lui" Georges Perros
Je retiens cette phrase en moi. Je la serre dans mes bras : "le je dans les maux".
Dans Celle qui Creuse il est donc question de dire ce "maux" et,au delà de se dire, il est donc question de dire "les mots". L’acte est double : le sens de ce qui est dit et l’acte de dire pour s’approprier une histoire : celle de cette femme, de l’histoire d’un peuple.
Il ne faut pas oublier l’importance de cette évidence qui doit résonner à chaque instant !
Question : qu’est-ce qui est le plus important : l’acte de dire ou ce qu’on dit ?
Comme dit Daniel Lemahieu (si j’ai bien retenu) : « Ce qui m’importe est le geste ! »
Je retiens deux moments importants de ces derniers jours de résidence :
- La conversation avec Philippe Lacroix (scénographe)
- Le temps de travail avec Stéphanie Sioux (chorégraphe et danseuse) qui nous accompagne dans l’exploration corporelle des actions « dansées »
Avec Philippe, nous sommes revenu sur l’importance de créer un espace très radical dans le traitement. Comme si on ne pouvait pas faire autrement que de pousser très loin "ce lieu imaginaire" pour qu’il puisse accueillir ce qui se joue.
Nous parlons (encore une fois) que cet espace doit évoluer à mesure qu’on avance dans le récit. Ce n’est pas un lieu unique mais plusieurs lieux, espaces, perspectives… Du coup la boite de nuit s’éloigne de ma tête, ou en tout cas, ça ne peut pas être que cela.
Bon, c’est un choix à faire.
Mais en ce moment je suis plus partante pour réfléchir à la conception d’un espace en mouvement qui puisse se transformer et qui permet à l’héroïne et à son guide de passer d’un tableau à un autre.
Cela me fait penser au spectacle de "Seuls"de Wajdi Mouawad ( à lire : "Seuls" édité chez Leméac/Actes Sud). Dans cette création Mouawad a mis en place un dispositif de paravents qui bougent pour créer des lieux divers.
Je fais part à Philippe de mon désir que L’Inconnu puisse modifier l’espace, l’architecture, pour accompagner le voyage intérieur de la femme et parce que son personnage peut (à mon avis) se permettre d’être dans cette action, à l’image d’un régisseur de plateau. Évidement ça pose des questions sur la faisabilité et sur la pertinence de cette mise en place. Nous sommes pour l’instant dans le "débroussaillage" des possibles pour trouver "les permanences", les fondations sur lesquelles écrire/construire cet univers global.
Le dimanche nous prenons le temps de ranger le petit appartement dans lequel nous logeons, de la cie des Lucioles (www.compagnie-des-lucioles.fr).
Pour moi ces moments sont aussi importants que les autres lors d’une création. Il nous faut nous appliquer à la tache du nettoyage, laisser les lieux tels que nous les avons trouvés. Mine de rien pendant que je fais la vaisselle et que Gaétan passe l’aspirateur, un "je ne sais quoi" de commun se crée entre nous. C’est banal, concret mais nous sommes tous les deux ensemble en train de faire ce que nous devons faire.
L’après-midi nous travaillons avec Stéphanie qui est venue de Brest pour "nous faire bouger". Et nous bougeons… à la recherche de l’axe !
Stéphanie nous propose entre autres un travail sur les verbes du texte : caresser, creuser, taper.
Ce travail sur la dynamique du verbe fait résonance à ma façon d’appréhender le jeu, c’est tout à fait en phase avec la méthode de travail de Lecoq, la dynamique du mouvement (« Le Corps poétique » Lecoq) mais à travers le prisme du langage dansé.
Je sais que cette voie est à "creuser"…
Nous rentrons sur Brest après avoir laisser Gaétan à la gare. Pendant le trajet nous parlons de notre travail, je raconte à Stéphanie comment j’imagine l’évolution de la compagnie. Je lui parle de mon désir de constituer une troupe permanente. Quelle utopie, et oui ! Mais, quel beau désir !
Le désir de monter et de jouer un spectacle tous les trimestres, de travailler sur les grands textes de théâtre…
Depuis quelques temps je n’arrête pas de penser à cette idée. C’est curieux ! En même temps que je creuse pour Celle qui Creuse, je suis déjà ailleurs dans la continuité de l’histoire. Je suis moi, sortie du trou, je regarde la lumière et j’aimerai partager cette force qui m’habite avec ceux et celles que j’aime.
Il me semble que nous devons, nous les artistes, prendre le risque d’assumer pleinement nos désirs, d’inventer sans peur de l’échec, de trouver la fissure à travers laquelle on peut se délivrer des contraintes administratives.
Le paysage file, la fatigue se fait ressentir dans mon corps. Nous arrivons au bout…
Vendredi 22 février, je finis la rédaction de ce texte (toujours dans la cuisine). Hier, Monsieur Jean-Christophe Bodet m’a appelé pour m’annoncer que la commission Drac avait donné son accord pour soutenir notre création.
Un peu plus de « money, money, money… », Une pincée au cœur, et la fierté de se savoir « choisie ». Maintenant il n’y a que…
Inquiétude du chemin
Alors que tu regardes Voyageur
Ton frugal équipage
Disposé autour de toi
Tu l’interroges
En voulant deviner
A sa façon d’occuper le sol
S’il est prêt à s’y installer
Ou s’il ne s’appuie que sur l’impatience
Aucun lieu d’enracinement
Ne dit jamais son nom
Et tu guettes l’inquiétude des chemins
Qui repartent d’ici
Traversés par les ombres froides
De ta peur secrète
Et les ombres ardentes de ton audace
Mais tu saurais voyager main dans la main avec la
Peur
C’est de l’audace dont tu te méfies
Et de sa cire dans les oreilles
Qui ne te laissera pas lutter avec les sirènes
Ni avec leur silence subit.
Thomas Segovia (Cahier du Nomade/Gallimard)
1 message